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28 déc. 2022

Te souviens tu des jours de joie ?

 Te souviens-tu des jours de joie ?

    Le hérault était venu. De sa voix de stentor, sur la place du village, il avait crié “PAIX ! PAIX ! LA PAIX !”

Te souviens-tu ? Les adultes étaient tombés dans les bras les uns des autres. Et ils riaient. Et ils pleuraient. Certains ont commencé à chanter. Toi et moi, on ne saisissait pas vraiment, du haut de notre enfance, ce que tout cela signifiait, l’importance de ce moment. Mais nous observions ces adultes qui, soudain, alors que nous ne les connaissions que grave, tristes, préoccupés, se mettaient à se comporter comme des enfants. Cachés sous un banc, nous avions regardé, écouté.
Te souviens-tu ? Nos mains s’étaient trouvées et nous nous sommes souri. Sur la place, des guirlandes commençaient déjà à décorer l’espace. La maire avait décrété un jour de fête. La fête a duré au moins une semaine. Sur la place, le vieux Michel avait sorti sa guitare, Lucia l’accompagnait avec le chant cristallin de sa petite flûte. Tous les adultes chantaient, dansaient, tapaient dans les mains. Un grand festin s’est improvisé, sur cette place, au milieu du village. Et tout le monde, petits et grands, a célébré la fin de cette guerre que nous ne comprenions pas.

Te souviens-tu des jours de joie ? Nous étions jeunes adolescents. La guerre était désormais loin derrière nous. Mais ta main était toujours dans la mienne. Nous passions notre temps à nous esquiver de chez nous, pour nous promener, tous les deux, à travers champs, à travers bois. Te souviens tu le jour où, cachés dans un buisson, nous avons surpris une biche et son faon boire à la mare ? Je m’en souviens. Je me souviens de tes yeux écarquillés d’émerveillement, de la chaleur de ton bras contre le mien, du bruit de ta respiration. Tu admirais la biche, et moi je t’admirais, toi.

Te souviens-tu ? Te souviens tu de ce jour d’été ? Devant le village assemblé, nous avons prononcé nos vœux. Mes jambes flageolaient et je n’en revenais pas de la chance que j’avais, de l’honneur que tu me faisais, de m’avoir choisi, moi. La place était parée de ses plus beaux fanions, mais je n’avais d’yeux que pour toi. Tu étais si belle, dans ta robe de dentelle bleue. Tu resplendissais, sous ta couronne de fleurs sauvage. Et tu riais, de ce rire dont jamais je ne me lasserai. C’était notre tour alors, de danser, de chanter et de rire, sur la place du village. Et tous les deux, nous avions eu un regard ému pour ce vieux banc, là-bas, dans un coin de la place. Ce vieux banc où nos mains désormais entrelacées s’étaient trouvées.

Te souviens-tu de cet été au ciel chargé d’orage ? Ton ventre arrondi tendait le tissu de ta chemise de lin. Bien à l’abri, tu tricotais de minuscules vêtements en fredonnant, pelotonnée dans le fauteuil à bascule dont ton frère nous avait fait cadeau. A tes pieds, un chaton jouait avec les franges du tapis avec des miaulements aigus qui se voulaient féroces. Moi, je continuais à t’admirer, émerveillé. Dans mon atelier, un berceau en merisier commençait à prendre forme. Nous vivions dans notre bulle alors, insouciants, certains d’un avenir radieux. Te souviens-tu ? Nous avons fait la sourde oreille aux rumeurs et aux discours des tristes sires de mauvaise augure. Notre enfant grandissait doucement. Le chaton était devenu un matou câlin et un inséparable compagnon de jeux pour elle. Souvent, nous les retrouvions tous les deux, endormis, lovés l’un contre l’autre. Nous les regardions, attendris, en nous demandant quand un autre enfant viendrait agrandir notre foyer.

Te souviens-tu ? Te souviens tu des temps de tempête, de l’annonce de la reprise de la guerre, et des soldats envoyés par tout le pays afin de mobiliser tout homme capable de tenir une arme entre ses mains ? Tes yeux alors ne reflétaient plus que l’inquiétude et l’angoisse. Ton rire s’était tû, remplacé par tes larmes. Je ne voulais pas de cette guerre. Je refusais de partir loin de vous deux, risquer ma vie en tuant de parfaits inconnus. Je refusais de devenir un pion, pris dans les engrenages d’un conflit pour les profits des puissants. Alors nous avons fui. Nous avons fermé la porte de notre petite maison isolée. Je me suis demandé alors si je reverrai un jour mon atelier, et toi, dans le fauteuil à bascule au coin du feu. Nous avons pris ce que nos dos pouvaient porter. Le chat, dans son panier fermé, protestait vigoureusement contre ce traitement qu’il ne comprenait pas. Notre fille pleurait, son doudou dans les bras. Elle non plus ne comprenait pas. Et nous sommes partis, sans nous retourner. Le cœur gros.

Te souviens-tu de la vallée ? Cette petite vallée isolée où nous avons trouvé refuge, au milieu d’autres gens, tout aussi perdus que nous. L’entraide, la camaraderie qui s’est naturellement installée entre tous ces gens qui avaient pratiquement tout perdu. Ensemble, nous avons bâti toute une petite communauté. Nous vivions en quasi autarcie. Quelques fois, certains et certaines partaient en “expédition” dans un autre village pour acheter ou troquer ce qui nous manquait. Nous avons reconstruit une nouvelle maison, un nouvel atelier. Il n’y avait pas de fauteuil à bascule près de la cheminée, mais un épais tapis qui faisait le plaisir du chat et de notre enfant. Nous avons réappris à rire et à chanter. Je crois que c’est là que nous avons compris la joie des adultes, lors de cette fameuse annonce, tant d’années auparavant. Notre enfant s’est faite de nouveaux camarades de jeux. Nous avons réinventé notre vie, ici, dans cette vallée, avec ces gens qui, comme nous, refusaient la guerre. Ton ventre est redevenu rond. Un nouvel enfant est venu agrandir ce nouveau foyer. Notre village a grandi, prospéré, dans cette vallée, tandis qu’à l’extérieur, le monde devenait fou. Les années ont passé. Nos enfants ont grandi. L’un est devenu parent à son tour, dans cette vallée que nous n’avons jamais quitté. L’autre est partie voir comment se portait le monde, revenant parfois encore dans la vallée par des chemins détournés.

Te souviens tu ? Dis, te souviens tu mon amour ? Aujourd’hui encore, nos deux mains s’étreignent, nos doigts s’enlacent. Mais ton regard est vide. Le temps t’a volé ta mémoire. Tu ne te souviens plus que par bribes, par instants. Ce n’est pas grave mon amour. Je me souviens pour toi. 



Petite nouvelle écrite dans le cadre d'un appel à texte. Je trouve que pour un format de texte sur lequel je suis vraiment pas au point, c'est un premier essai plutôt pas mal.